Le présent article, consacré à la Couture extérieure du Temple et au faubourg Saint-Antoine, est le dernier d’un ensemble de quatre articles qui décrit le développement des faubourgs de Paris de 1600 à 1790, le premier étant consacré au faubourg Saint-Germain (1/4), le deuxième au faubourg Saint-Honoré (2/4), le troisième à la Chaussée-d’Antin et au faubourg Poissonnière (3/4).
Les faubourgs, à l’est de Paris
Vers 1600, l’espace urbanisé des faubourgs situés à l’est de Paris se limite aux rues-faubourgs qui, au débouché des portes Saint-Martin, du Temple, et Saint-Antoine, s’étendent jusqu’à l’église Saint-Laurent [68 boulevard de Magenta], au hameau de la Courtille [autour du carrefour des rues Saint-Maur et du Faubourg-du-Temple], à l’abbaye de Saint-Antoine [à l’emplacement de l’hôpital Saint-Antoine].
Vers 1700, ces rues-faubourgs se sont allongées en direction de La Villette, Belleville, Ménilmontant, Charonne, Picpus, et des maisons ont commencé à se construire le long des anciens chemins qui les relient.
Au XVIIIe siècle, et surtout dans la seconde moitié du siècle, ces chemins concentriques – rues de la Folie-Méricourt, de Popincourt, de Basfroi, rues Saint-Maur, de la Muette [rue Léon-Frot], des Boulets, de Picpus – se bâtissent, tandis qu’un tissu urbain plus dense se constitue au faubourg Saint-Antoine. Mais l’est de Paris ne possède pas à cette époque l’attractivité de l’ouest et du nord, comme le montre l’échec du lotissement de la Couture extérieure du Temple.
La Couture extérieure du Temple
La partie intra-muros de la Couture du Temple a été lotie au début du XVIIe siècle (voir Le Marais 1600-1700). Extra-muros, le Temple disposait de 20 000 toises qui, initialement en vignes, étaient devenues des terres de labour au XVIe siècle, puis des jardins potagers au XVIIIe [1].

Le chevalier de Crussol, administrateur général du Grand Prieuré de France pour le duc d’Angoulême, Grand Prieur, entreprend en janvier 1778 de lotir ces terrains, par baux emphytéotiques de 99 ans. Après avoir obtenu l’autorisation du Grand Maître de l’Ordre, en juillet 1778, il fait établir un plan de lotissement, qu’il présente à l’appui de sa requête en vue de la délivrance des lettres patentes autorisant l’ouverture des voies. Ces lettres patentes sont accordées le 13 octobre 1781 et enregistrées au Parlement le 26 février 1782. Elles autorisent l’ouverture de cinq rues nouvelles : orientées est-ouest, les rues de Latour [rue Rampon], d’Angoulême [rue Jean-Pierre Timbaud], de Crussol ; et, orientées nord-sud, les rues de Malte et du Grand-Prieuré. Au cœur de ce lotissement, devait être ouverte une grande place, portant le nom d’Angoulême [2].
Le bail-type qui est rédigé et imprimé pour être proposé à la clientèle est un exemple intéressant des conditions dans lesquelles sont concédées les terres des communautés religieuses.
Il prévoit que la redevance annuelle sera d’une à trois livres par toise. S’y ajoutera un denier de censive par toise, la censive portant lods et vente, saisine et amende, selon la coutume de Paris. (Le cens est une redevance d’origine féodale, payée au seigneur foncier qui détient la propriété éminente de la terre par celui à qui elle est concédée, qui en détient la propriété utile. Les lods et ventes sont le droit pécuniaire dû par le propriétaire au seigneur foncier en cas de mutation. La saisine est la mise en possession du nouveau propriétaire, qui correspond à un enregistrement de la mutation).
Le bail-type indique ensuite que les preneurs ne pourront se mettre en possession des terrains retenus que six mois après avoir averti les jardiniers, locataires actuels des marais, et leur avoir versé l’indemnité convenue dans leurs baux et sous-baux, à raison de 1.400 livres par arpent. Les jardiniers pourront emporter les arbres, arbustes, fruits et légumes plantés et semés sur leur parcelle, ainsi que les matériaux des bâtiments existants sur les terrains.
Sont enfin prescrits les délais imposés aux preneurs. Ils seront tenus de faire clore, dans l’espace d’un an à dater de la passation du bail, leur parcelle de murs qui seraient mitoyens entre les différents propriétaires voisins conformément aux us et coutumes de Paris. Ils devront aussi faire construire sur leurs terrains, dans le délai de six ans, des bâtiments d’habitation d’une valeur de 45.000 livres par arpent et les entretenir en bon état pendant le cours du bail, ces bâtiments constituant une garantie pour la perception de la redevance et du cens dus au Grand Prieuré. En outre, le Grand Prieuré pourra faire visiter les lieux et constater leur état tous les dix ans. Faute par l’acquéreur de construire dans le délai fixé, le Grand Prieuré rentrera en possession des terrains concédés, sur simple sommation, et pourra en faire une nouvelle concession, sans que les preneurs puissent être remboursés d’aucune des sommes qu’ils auraient versées [3].
Ce projet ne rencontrera pas le succès qu’espérait le Grand Prieur. En 1792, les rues ne sont pas encore percées sur toute leur longueur – du fait de la résistance de propriétaires privés – ni pavées, la place d’Angoulême n’est pas réalisée, seul un quart des 20 000 toises a été vendu. Une quarantaine de maisons ou corps de bâtiments seulement sont construits. Les acquéreurs sont principalement un peuple d’ouvriers et d’artisans, en particulier des métiers du bâtiment – menuisiers, maçons et entrepreneurs de bâtiments, charpentiers – aussi quelques marchands de bois, marchands de vin, selliers, un charron, un serrurier, un couvreur, un jardinier-fleuriste, un parfumeur, un peintre, un peintre en décoration [4].
A l’origine de cet échec, il faut sans doute compter l’obligation faite aux preneurs de construire pour une valeur de 45 000 livres par arpent. Le Mémoire en forme d’observations en réponse aux conditions imprimées relativement à la concession emphytéotique de marais du Temple anticipe bien cette difficulté. Contrairement aux faubourgs Montmartre et Saint-Honoré dont les maisons sont possédées par “tous les grands et les opulents de Paris”, il n’y aura, dit-il, “qu’une très petite classe de propriétaires aisés qui [pourront] venir faire leurs habitations dans les marais du Temple” [5].
Le faubourg Saint-Antoine
Le faubourg Saint-Antoine est structuré par un réseau de voies dont l’origine est la route de Charenton. Cette route, antérieure aux Romains, est un embranchement de la route de Melun par la rive droite. Empêchée par les marais, hérités de l’ancien lit de la Seine (voir L’origine de Paris), de longer le fleuve jusqu’au bout, cette route décrochait vers le nord pour rejoindre, entre les marais circulaires et l’anse inondable du bassin de l’Arsenal, « une sorte de col dont les hommes firent un passage privilégié, seul passage d’Est en Ouest, comparable à celui de la Bièvre vers le Sud-Est. S’il y eut là un gué à l’origine, une chaussée romaine, sans doute sur pilotis, en consacrera définitivement l’importance : sur le passage de la voie romaine sera construite la Porte Saint-Antoine, qui sera au XVIe siècle la seule porte de la Ville vers l’Est. Là se dressera enfin la forteresse de la Bastille. [6]»

dessin de Gabriel Perelle (1671).
La présence de ce passage à gué explique la convergence des voies du faubourg : les rues de Charenton, du Faubourg-Saint-Antoine – le chemin vers Chelles et Meaux – de la Roquette, de Charonne, de Montreuil et de Reuilly.
La rue du Faubourg-Saint-Antoine acquiert une importance nouvelle au XIIe siècle avec, tout d’abord, l’édification par Louis VII le Jeune, en 1162, d’un pavillon de chasse dans la forêt de Vincennes, qui deviendra une des principales résidences royales, fortifiée sous Charles V (1364-1380) par la construction du donjon ; ensuite, la fondation d’une petite communauté en 1198, qui deviendra une abbaye rattachée à l’ordre de Cîteaux en 1204, au rôle déterminant dans le devenir du faubourg [7].
En 1215, Philippe Auguste fait don à l’abbaye de 14 arpents de terre, sur lesquels l’église du monastère est édifiée en 1220 [8]. « Sans doute l’évêque de Paris, gros propriétaire dans les environs, ajouta-t-il quelques parcelles à ce premier fonds… ». En 1227, Saint Louis confirme les droits et privilèges du monastère. « L’abbaye de Saint-Antoine devint ”Abbaye Royale” et l’abbesse fut autorisée à enserrer ”l’enclos” dans de véritables murailles ”fortes et épaisses”, soutenues par des contreforts, défendues par des tours et des fossés profonds. Une garde fut créée pour défendre le couvent qui s’étendait maintenant sur un espace allant du carrefour […] des routes de Montreuil, de Vincennes et de Reuilly […] au chemin conduisant aux villages de Saint-Maur et de Charenton. » Dans la paix du XIIIe siècle, des maisons se construisent, des auberges s’installent au bord de la route.
Cette prospérité est ruinée par la guerre de Cent Ans. « Si le monastère ne fut pas détruit, tel ne fut pas le cas des fermes et habitations des environs. Fuyant pillards et routiers, les populations durent trouver refuge intra-muros. » Lors de Guerres de religion, l’abbaye et le faubourg furent à nouveaux pillés [9].
Le XVIIe siècle est le temps d’une renaissance. Elle est facilitée par le privilège des artisans du faubourg d’exercer leur industrie en dehors des communautés de métiers. Ce privilège – qui pourrait dater de lettres de Louis XI de 1471, dont on n’a cependant retrouvé aucune trace dans les cartulaires de l’abbaye [10] – est confirmé par Louis XIV qui, dans un édit de février 1657, accorde aux artisans la liberté de travailler sans lettres de maîtrise, donc sans avoir à justifier de leur capacité et sans payer de droits aux jurandes. Bien que cette liberté soit contestée par les communautés de métiers, qui livreront plusieurs batailles contre elle aux XVIIe et XVIIIe siècles, et non exempte de contraintes, en particulier l’interdiction de livrer ses productions intra-muros, elle aura des effets importants : la main-d’œuvre provinciale (picarde, champenoise, normande, auvergnate, lorraine) ou étrangère (allemande puis italienne) est attirée par les facilités d’installation ; la liberté d’agir permet l’adoption rapide et la propagation des innovations techniques [11].
Le faubourg est d’abord réputé pour la fabrication de meubles, domaine d’excellence de nombreux artisans spécialisés : menuisiers, ébénistes, tourneurs, sculpteurs, doreurs, peintres et tapissiers [12]. Mais le travail du métal – fondeurs, fabricants d’outillage, bronziers – occupe aussi une place importante. A leurs côtés, d’autres activités encore : les métiers du tissu, de la poterie, du papier peint, de la verrerie et, bien sûr, de l’alimentation [13].
Ce développement entraîne l’urbanisation des voies principales du faubourg. « Outre les marchands de bois et les jardiniers, des charpentiers, maçons, entrepreneurs de renom et même des nobles commencent dans les années 1630 à lotir systématiquement en bordure de rue pour accentuer la rentabilité des terrains. Il réalise des lotissements dont la taille indique que l’on vise une clientèle modeste de marchands et d’artisans […] Entre 1637 et 1643, l’important maître charpentier Robert Chuppin puis, entre 1660 et 1669, le charpentier ordinaire des bâtiments du roi, Bricart, font édifier le long de la grande rue du Faubourg-Saint-Antoine deux séries d’immeubles sur des lots de mêmes dimensions. La seconde, de six unités, est encore parfaitement visible du 31 au 39, rue du Faubourg-Saint-Antoine […] L’autre lotissement, de treize unités à l’origine, n’en compte plus que six (52 à 62, rue du Faubourg-Saint-Antoine) ; elles-mêmes ont subi au XIXe siècle de notables surélévations qui en altèrent la visibilité sur la rue. [14]»

Le plan de Jouvin de Rochefort (1672) montre que « les rues du Faubourg-Saint-Antoine, de Montreuil, de Charonne, de la Roquette, de Charenton et de Reuilly sont bâties entièrement jusqu’au niveau des rues des Boulets, Léon Frot et Picpus (elles aussi bordées de bâtiments). Des édifices s’érigent également sur les ruelles de Lappe, Trousseau, Saint-Bernard, Saint-Nicolas, Traversière, Moreau et Erard. [15]»
En 1790, les rues-faubourgs s’allongent jusqu’au mur des Fermiers généraux.
Dans ces rues, beaucoup de maisons et d’ateliers. Mais aussi plusieurs couvents : les Hospitalières de la Roquette (1639) [142 rue de la Roquette], les Filles-de-la-Croix (1641) [94-98 rue de Charonne], Notre-Dame-de-Bon-Secours (1648) [95-99 rue de Charonne]. L’hospice des Enfants-Trouvés est réinstallé rue du Faubourg-Saint-Antoine [n° 106-118] en 1674 ; celui des Quinze-Vingt rue de Charenton [n° 28] en 1780, dans les bâtiments construits en 1699 pour les Mousquetaires noirs. Juste à proximité, le couvent des Filles anglaises [40-60 rue de Charenton] est une maison d’éducation pour les jeunes filles fortunées.
Peu d’hôtels, mais quelques « folies », telles la Folie Rambouillet (1633) [160-176 rue de Charenton] ou la Folie Titon (1673) [31 rue de Montreuil], dont une partie du domaine sera cédée en 1765 pour y établir la fabrique de papiers peints de Réveillon [16].
En 1778, le développement de la population conduit à la construction d’un marché pour lequel l’abbesse cède une partie des terrains de l’abbaye. Pour le desservir, sont ouvertes les rues d’Aligre, de Cotte et Beccaria [17].
CARTES
Michel Huard, Atlas historique de Paris :
Cartes des XVIIe et XVIIIe siècles :
- Plan de Vassalieu, dit Nicolay (1609)
- Plan de Gomboust (1652)
- Plan de Jouvin de Rochefort (1672)
- Plan de Bullet et Blondel (1676)
- Plan de Delagrive (1728)
- Plan de Roussel (1730)
- Plan de Louis Bretez, dit Plan de Turgot (1739)
- Plan de Jaillot (1775)
- Plan de Verniquet (1790)
BIBLIOGRAPHIE
HERVIER Dominique, FERAULT Marie-Agnès, BOUDON Françoise, Le faubourg Saint-Antoine, un double visage, Paris, Association pour le Patrimoine de l’Ile-de-France, 1998, 195 p.
HILLAIRET Jacques, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Editions de Minuit, 1963, 3 vol.
MINNAERT Jean-Baptiste (textes réunis par), Le Faubourg Saint-Antoine, architecture et métiers d’art, Paris, Action Artistique de la Ville de Paris, 1998, 219 p.
MONNIER Raymonde, « Les structures de l’artisanat au faubourg Saint-Antoine sous la Révolution » in Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 1979, p. 113-131
PRAT Jean Honoré, Histoire du faubourg Saint-Antoine : vieux chemin de Paris, faubourg artisanal, quartier des grands ébénistes du XVIIIe siècle, nerf des révolutions, capitale du meuble, Paris, Editions du Tigre, 1961, 216 p.
PRONTEAU J., « Le lotissement de la « couture » extérieure du Temple de Paris et la formation de la nouvelle ville d’Angoulême, 1777-1792 » in Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 1981, p. 47-115
ROULEAU Bernard, Le tracé des rues de Paris, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1975, 129 p. [1ère édition 1967]
NOTES
[1] PRONTEAU 1981, p. 49
[2] PRONTEAU 1981, p. 59-66
[3] PRONTEAU 1981, p. 71-72
[4] PRONTEAU 1981, p. 86 et 115
[5] PRONTEAU 1981, p. 72
[6] ROULEAU 1975, p. 33
[7] HERVIER 1998, p. 19
[8] Pour ce §, la source est PRAT 1961, p. 14-17 (dont sont tirées les citations)
[9] AURELIEN André, « L’abbaye de Saint-Antoine » in MINNAERT 1998, p. 36
[10] THILLAY Alain, « Le statut des artisans, 1640-1791 » in MINNAERT 1998, p. 59 (note 5)
[11] HERVIER 1998, p. 24
[12] MONNIER 1979, p. 121
[13] HERVIER 1998, p. 45
[14] HERVIER 1998, p. 33
[15] POPESCU Carmen, « Le tracé des rues » in MINNAERT 1998, p. 29
[16] Pour ce § et le précédent, la source est HILLAIRET 1963 (aux articles des rues citées)
[17] POPESCU Carmen, « Le tracé des rues » in MINNAERT 1998, p. 30
ILLUSTRATIONS
(1) Plan de Verniquet (détail)
(2) Dessin de Gabriel Perrelle – Gallica BNF
(3) Plan de Jouvin de Rochefort (détail)
L’ensemble du contenu de cet article, sauf exception signalée, est mis à disposition sous licence CC BY NC ND.
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