Au XVIIIe siècle, la population de Paris continue de croître et l’espace urbanisé de s’étendre. La comparaison des cartes de 1700 et de 1790 montre une ville gagnant sur la campagne dans toutes les directions, l’ouest étant privilégié. Cette expansion se fait contre la volonté des autorités qui tentent une nouvelle fois, en 1724, de l’interdire. Dès 1765, toutefois, les règles les plus restrictives sont abandonnées et les faubourgs sont gagnés par une fièvre de constructions qu’évoque, à la veille de la Révolution, Louis Sébastien Mercier : « La maçonnerie a recomposé un tiers de la capitale depuis vingt-cinq ans. On a spéculé sur des terrains, on a appelé des régiments de Limousin, et on a vu des monceaux de pierre de taille s’élever en l’air et attester la fureur de bâtir […] Les spéculateurs ont appelé les entrepreneurs qui, le plan dans une main, le devis dans l’autre, ont échauffé l’esprit des capitalistes. Les jardins se sont pétrifiés, et de hautes maisons ont frappé les regards au même lieu où l’œil voyait croître les légumes [1] ».

La population parisienne
Pour estimer la population de Paris au XVIIIe siècle, on dispose – à défaut des registres paroissiaux brûlés dans l’incendie de l’Hôtel de Ville allumé par la Commune en 1871 – d’une source nouvelle à partir de 1709 : un état des baptêmes, des mariages, des morts, des enfants trouvés et des professions religieuses établi chaque mois par les curés, les directeurs des hôpitaux et les responsables des communautés religieuses et transmis au lieutenant général de police [2].
Cette source est à la base des calculs auxquels se sont livrés quelques statisticiens, dans les trois dernières décennies de l’Ancien Régime. A partir du nombre des baptêmes, et sur la base d’un taux de natalité qu’ils estimaient de 33,3 pour mille, Messance, l’abbé Expilly et La Michodière, évaluent la population parisienne à quelque 600 000 habitants vers 1790. Moheau retient un taux de natalité moindre, à 28,5 pour mille, du fait de facteurs propres à la capitale : « une proportion exceptionnellement forte de célibataires, l’afflux d’adultes ayant peu d’attaches dans la ville et surtout […] une prévention des naissances vraisemblablement plus précoce et plus répandue que dans le reste du royaume », ce qui le conduit au chiffre de 700 000 habitants. A partir du nombre des décès, et sur la base d’un taux de mortalité apparent estimé à 25 pour mille, le mathématicien Deparcieux aboutit à une population de 800 000 habitants vers 1750. D’autres estimations faites par les contemporains à partir des rôles de la capitation ou du nombre des maisons ou de la consommation d’eau ou encore de vivres et combustibles conduisent à des chiffres très divergents, allant pour les plus élevés à un million d’habitants.
C’est dans la fourchette basse des calculs des contemporains qu’on estime aujourd’hui la population vers 1790. Considérant que le nombre d’habitants n’a pas pu progresser de plus de 100 000 à 150 000 entre le début et la fin du siècle, on tient comme le plus probable un chiffre compris entre 600 000 et 650 000.
L’espace urbanisé
Le XVIIe siècle a vu s’achever l’urbanisation des terrains situés à l’intérieur des enceintes de Charles V – qu’élargit l’enceinte des Fossés Jaunes – sur la rive droite et de Philippe Auguste sur la rive gauche, et le développement se réalise désormais uniquement dans les faubourgs.
Sur la rive droite, les rues du Faubourg-Saint-Antoine, du Faubourg-du-Temple, du Faubourg-Saint-Martin, du Faubourg-Saint-Denis continuent de se bâtir en direction de Charonne, Belleville, La Villette, La Chapelle (voir Le développement des faubourgs 1600-1790 (4/4)). Les voies transversales qui relient ces rues-faubourg s’urbanisent elles aussi peu à peu, mettant en place la trame qui guidera les développements futurs. Plus à l’ouest, entre les rues-faubourgs qui prolongent les rues Saint-Denis, Poissonnière, Montmartre et Saint-Honoré, le faubourg Poissonnière et la Chaussée d’Antin sont lotis (voir Le développement des faubourgs 1600-1790 (3/4)) tandis que se développent la Ville-l’Evêque et le faubourg du Roule (voir Le développement des faubourgs 1600-1790 (2/4)). Le moteur est ici l’aristocratie, à la recherche de vastes espaces nécessaires à la construction de ses hôtels. « L’aristocratie joue, en ce siècle qu’elle domine encore, un rôle absolument déterminant dans une croissance urbaine de Paris qui est avant tout une croissance de prestige, l’expression du triomphe d’un certain genre de vie dont l’extension à de nouvelles couches sociales se lie à la montée de l’enrichissement. [3]»
Sur la rive gauche, un phénomène identique se déploie dans le faubourg Saint-Germain qui, saturant l’espace qui bute sur les Invalides, commence à en déborder vers l’ouest, dans le quartier du Gros-Caillou, en direction de l’École Militaire bâtie de 1751 à 1786 (voir Le développement des faubourgs 1600-1790 (1/4)). Outre les hôtels de l’aristocratie, on trouve ici de nombreux couvents, portés par la Contre-Réforme. Plus à l’est, l’aire urbanisée des faubourgs Saint-Marcel et Saint-Victor peine par contraste à dépasser ses limites du début du siècle.
La déclaration du 18 juillet 1724
Jusqu’où peut aller la croissance de Paris ? Cette question préoccupe les autorités depuis le XVIe siècle. La déclaration du 18 juillet 1724 [4] formule à nouveau les craintes qu’elle suscite : « Pour renfermer notre bonne ville de Paris dans de justes limites, et prévenir les inconvénients qui seraient à craindre de son trop grand accroissement, les Rois nos prédécesseurs ont fait en différents temps des défenses de bâtir aucune maison dans les faubourgs, lieux prochains et hors les portes, ni même au-dedans de ladite ville, en aucune place nouvelle ou ancienne […] L’attention particulière que nous donnons, à l’exemple des Rois nos prédécesseurs, à ce qui concerne la capitale de notre Royaume, nous oblige à prendre les mesures nécessaires pour empêcher le cours de cet agrandissement, qui ferait un jour le principe de sa perte ; nous estimons même qu’au point de grandeur où elle est parvenue, et où elle peut encore se soutenir par nos soins, on ne saurait y souffrir de nouvel accroissement sans s’exposer à sa ruine ; le nombre des habitants qui est déjà si considérablement augmenté, et qui augmenterait à proportion des nouveaux bâtiments, ferait croître encore le prix des denrées et les difficultés des approvisionnements ; la consommation excessive des matériaux en causerait à la fin la disette, après en avoir tellement augmenté le prix, qu’il mettrait également hors d’état, et les particuliers de fournir aux réparations nécessaires à leurs maisons, et les Prévôt des Marchands et Échevins, de faire et entretenir les ouvrages publics pour la décoration et la commodité de la ville ; l’ordre public en souffrirait par l’impossibilité qu’il y aurait à distribuer la police dans toutes les parties d’un si grand corps ; l’éloignement des quartiers détruirait les facilités de la communication que doivent trouver entre eux les habitants d’une même ville par rapport aux différentes affaires qui les appellent souvent en un même jour dans différents quartiers fort éloignés ; et il serait à craindre d’ailleurs, que les bâtiments de l’intérieur de la ville ne fussent négligés pendant qu’il s’en élèverait de nouveaux au-delà de ses bornes et de ses limites. »

La déclaration de 1724 renouvelle donc l’interdiction de construire dans les faubourgs que de nombreux textes antérieurs – Édit du 14 mai 1554, déclaration du 29 juillet 1627, Arrêts du Conseil des 15 janvier et 4 août 1638, déclaration du 26 avril 1672, Arrêt du Conseil du 28 avril 1674 – avaient tenté en vain d’imposer. Pour que cette interdiction soit effective, elle prévoit plusieurs mesures : elle définit précisément les limites de la ville et des faubourgs ; ordonne que ces limites soient matérialisées par des bornes ; décide du recensement des maisons existantes dans les faubourgs ; renouvelle les peines les plus sévères pour les contrevenants.
Les limites de Paris
Aux termes de l’article 1er, la ville « sera et demeurera bornée à ce qui est enfermé dans le rempart planté d’arbres depuis l’Arsenal jusqu’à la porte S. Honoré, et delà en suivant le fossé jusqu’à la rivière, et de l’autre côté de la rivière en suivant l’alignement du rempart désigné au plan depuis le bord de la rivière jusqu’à la rue de Vaugirard, et delà en suivant le rempart jusqu’à la rue d’Enfer où il finit ; delà allant le long de la rue de la Bourbe, à côté du monastère du Port-Royal, ledit monastère étant hors de l’enceinte, et delà allant aboutir à la rue S. Jacques, et ensuite par une petite rue qui est attenant des Capucins, allant gagner le Boulevard qui est derrière le Val-de-Grâce, et dudit Boulevard, en suivant la rue des Bourguignons, suivant la rue de l’Ourcine jusqu’à la rue Mouffetard, et de ladite rue Mouffetard entrant dans la vieille rue S. Jacques, autrement dite la rue Censier, et suivant ladite rue dans toute sa longueur jusqu’à la rue S. Victor, autrement nommée la rue du Jardin Royal, et delà côtoyant ledit Jardin Royal jusqu’au Boulevard qui aboutir à la rivière. »

du 18 juillet 1724 et par celle du 29 janvier 1726 : détail montrant les limites de Paris.
Reportées sur le plan actuel, ces limites suivent, sur la rive droite, les Grands Boulevards (Bourdon, Beaumarchais, des Filles-du-Calvaire, du Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, Bonne Nouvelle, Poissonnière, Montmartre, des Italiens, Capucines, de la Madeleine), la rue Royale, traversent la place de la Concorde. Sur la rive gauche, elles suivent une ligne correspondant à peu près à la rue de Constantine, aux boulevards des Invalides, du Montparnasse, du Port-Royal, puis les rues Broca, Censier, Buffon.
Au-delà de ces limites, commencent les faubourgs qui s’achèvent, selon l’article 6, « à la dernière maison qui est construite du côté de la campagne de proche en proche, sur les rues ouvertes desdits Faubourgs ».
Le bornage
Pour que ces limites soient connues, la déclaration du 18 juillet 1724 – que viendront compléter et interpréter les déclarations des 29 janvier 1726 [5] et 23 mars 1728 [6] – ordonne l’installation de bornes, renouvelant ainsi une mesure déjà adoptée en 1638 et en 1674 [7]. Entre novembre 1727 et mars 1729, 40 bornes seront installées aux limites de la ville, et 254 dans les faubourgs.
Le recensement des maisons des faubourgs
A l’intérieur des faubourgs, la déclaration de 1724 ordonne de recenser et numéroter tous les maisons à porte cochère ou charretière, ce qui sera fait entre décembre 1724 et août 1726. Grâce à ce gigantesque travail, qui est sans précédent, nous disposons aujourd’hui d’une documentation rare : 13 registres grand in-folio contenant, en noir et en couleurs, les plans de toutes les rues et de toutes les maisons à portes cochères et charretières des 11 faubourgs de Paris entre 1724 et 1729 ; 2 registres in-folio de procès-verbaux de recensement, donnant la description et les noms des propriétaires ou des occupants des immeubles à la même époque ; un registre retraçant les travaux de bornage effectués de 1727 à 1729 autour de Paris, à l’entrée et dans les faubourgs de la Ville ; un petit registre ou table récapitulative [8].
Les sanctions
Ce recensement rend possible la mise en œuvre des lourdes peines prévues pour les contrevenants : démolition des bâtiments, confiscation des matériaux, réunion des terrains au Domaine royal, amendes imposées aux entrepreneurs, maçons, charpentiers et ouvriers, déchus de leur maîtrise.
La déclaration du 16 mai 1765
La déclaration du 18 juillet 1724 sera exécutée avec une rigueur jamais atteinte [9]. A la fin du siècle, pourtant, il n’en restera rien. En 1765, l’interdiction de bâtir dans les faubourgs est levée, tout d’abord par une dérogation accordée au faubourg Saint-Honoré en février, puis par une mesure générale s’appliquant à l’ensemble des faubourgs. La déclaration du 19 mai 1765 [10] permet, dans son article 2, « aux propriétaires des terrains ayant face ou issue sur des rues actuellement ouvertes et commencées à bâtir dans les Faubourgs, jusqu’à ladite dernière maison de l’extrémité de chacune des rues du côté de la campagne, d’y construire telles maisons et édifices que bon leur semblera, sans en demander autre permission, en prenant néanmoins les alignements » donnés par les officiers du Bureau des Finances. Il reste interdit d’agrandir les faubourgs en direction de la campagne ou d’y ouvrir des voies nouvelles. Mais ces restrictions ne limitent en rien la « fureur de bâtir ». Les autorités s’en alarmeront et tenteront de revenir en arrière par des lettres patentes du 28 juillet 1766 [11]. Ces lettres patentes resteront lettre morte [12].
En 1785, la décision d’englober dans le mur des Fermiers Généraux (voir Le mur des Fermiers Généraux en 1790) l’espace urbanisé des faubourgs et de fixer les limites administratives de la Ville sur le tracé de la nouvelle enceinte prend acte de l’échec de la dernière tentative de contenir l’expansion de Paris.
CARTES
Michel Huard, Atlas historique de Paris :
Cartes du XVIIIe siècle :
- Plan de Delagrive (1728)
- Plan de Roussel (1730)
- Plan de Louis Bretez, dit Plan de Turgot (1739)
- Plan de Jaillot (1775)
- Plan de Verniquet (1790)
BIBLIOGRAPHIE
BERGERON L., « Croissance urbaine et société à Paris au XVIIIe siècle », in La ville au XVIIIe siècle, Colloque d’Aix-en-Provence, Aix-en-Provence, Edisud, 1973, p. 127-134
CHAGNIOT Jean, Nouvelle Histoire de Paris : Paris au XVIIIe siècle, Paris, Association pour une histoire de la ville de Paris, Hachette, 1988, 587 p.
MERCIER Louis Sébastien, Tableau de Paris, Hambourg, Virchaux, 1781, 2 vol. ; rééd. in Paris le jour, Paris la nuit, Paris, Robert Laffont, 1990, 1371 p.
PERROT Joseph-Hippolyte, Dictionnaire de voierie, Paris, Chez Prault, Libraire et Imprimeur du Roi (quai de Gèvres), 1782, 669 p. (lecture sur Gallica )
PRONTEAU Jeanne, DERENS Isabelle, Histoire Générale de Paris, Introduction Générale au Travail des Limites de la Ville et des Faubourgs de Paris (1724-1729), Paris, Editions des Musées de la Ville de Paris, 1998, 394 p.
NOTES
[1] MERCIER 1781, tome VIII, § 635. Bâtiments
[2] Pour cette partie, la source principale (dont sont tirées les citations) est CHAGNIOT 1988, p. 217-221
[3] BERGERON 1973, p. 128
[4] Déclaration du 18 juillet 1724, in PERROT 1782, p. 166
[5] Déclaration du 29 janvier 1726, in PERROT 1782, p. 172
[6] Déclaration du 23 mars 1728, in PERROT 1782, p. 175
[7] PRONTEAU 1998, p. 87-104
[8] PRONTEAU 1998, p. 2
[9] PRONTEAU 1998, p. 248
[10] Déclaration du 16 mai 1765, in PERROT 1782 p. 185
[11] Lettres patentes du 28 juillet 1766, in PERROT 1782 p. 188
[12] PRONTEAU 1998, p. 247
ILLUSTRATIONS
(1) Dessin d’Anne-Claude de Caylus – New York, Metropolitan Museum of Art via Wikimedia Commons
(2) Interdictions de bâtir – ALPAGE : M. Prodhomme, P. Rouet – 2013 (HN)
(3) Bibliothèque Historique de la Ville de Paris : détail d’un plan datant de 1900 sur lequel sont reportés à l’encre de couleurs différente les bornes de l’enceinte intérieure, les bornes des faubourgs, les bornes des limites des paroisses et les limites des paroisses.
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