Le présent article, consacré à la Chaussée-d’Antin et au faubourg Poissonnière, est le troisième d’un ensemble de quatre articles qui décrit le développement des faubourgs de Paris de 1600 à 1790, le premier étant consacré au faubourg Saint-Germain (1/4), le deuxième au faubourg Saint-Honoré (2/4), le dernier à la Couture extérieure du Temple et au faubourg Saint-Antoine (4/4).
Les faubourgs, au nord de Paris
Vers 1600, l’espace qui se déploie au pied de l’enceinte bastionnée, entre la Ville-l’Evêque et le faubourg Saint-Denis, est principalement une terre de maraîchage. On y trouve de rares lieux bâtis : le hameau des Porcherons, formé autour du château du Coq [au sud de la rue Saint-Lazare, à hauteur de l’avenue du Coq] ; la ferme de la Grange-Batelière [à peu près à l’emplacement de l’actuel hôtel Drouot] ; quelques fermes exploitant les marais, dépendant des Mathurins, de l’Hôtel-Dieu, du Château des Porcherons et de la Petite-Batelière ; des rangées de maisons le long de la rue du Faubourg-Montmartre – vieux chemin qui conduisait de Lutèce à la Butte Montmartre – et de la rue du Faubourg-Saint-Denis. Traversant les terres, quelques chemins ruraux, dont le chemin de Gaillon [rue de la Chaussée-d’Antin].
Vers 1700, ce paysage est presque inchangé, sauf l’allongement des rues-faubourgs [1].
Vers 1790, il est entièrement bouleversé. Tout l’espace situé au sud d’une ligne qui, sur le plan actuel, suivrait les rues de la Boétie, de la Pépinière, Saint-Lazare, Lamartine, Bleue, de Paradis, s’est urbanisé. Au nord même de cette ligne, et jusqu’au mur des Fermiers généraux, les Porcherons, le faubourg Montmartre, la Nouvelle-France se couvrent de maisons et de « folies ».

dessin de Jean-Baptiste Maréchal (1786).
« Nouvelles rues larges et pratiques facilitant le passage des voitures, immeubles locatifs offrant un meilleur confort, ”folies” et hôtels particuliers signés par les architectes les plus en vue comme Brongniart ou Ledoux : ce mélange de divers bâtiments modèle un nouvel espace urbain aux marges de la capitale, illustrant parfaitement l’idée d’une ville désormais ouverte, dégagée et moderne. [2]»
Cette expansion, qui crée les quartiers de la Chaussée-d’Antin et du faubourg Poissonnière, est d’autant plus remarquable qu’elle se situe presque toute entière sur les dernières décennies du XVIIIe siècle.
La Chaussée-d’Antin
Le quartier de la Chaussée-d’Antin prend son nom de la rue éponyme, l’ancien chemin de Gaillon, redressé en 1720, à la demande du duc d’Antin, dans l’axe de son hôtel [3]. Ses limites, reportées sur le plan actuel, correspondent à peu près à la rue Caumartin (en incluant sa rive ouest), à la rue Saint-Lazare, à la rue du Faubourg-Montmartre (en incluant sa rive est), aux Grands boulevards. Deux axes majeurs structurent cet espace : du sud au nord, la rue de la Chaussée-d’Antin ; d’est en ouest, le grand égout [rues de Provence, Richer, des Petites-Ecuries], qui sera canalisé et recouvert sur tout son tracé en deux temps, en 1739-1740 et 1766-1767 [4].

Les premières tentatives d’urbanisation datent des années 1710, avec le lotissement des terrains entourant la Grange-Batelière, initialement destiné à des artisans chassés du quartier du Louvre. En 1717-1718, une bonne moitié de ces terrains est acquise par Pierre Nativelle, architecte, et Pierre-Antoine Levé, afin de bâtir des hôtels particuliers à revendre, autour d’une rue percée à cet effet : la rue de la Grange-Batelière. Mais en 1728, 5 hôtels seulement seront construits [5].
Entre temps, la déclaration du 18 juillet 1724 aura suspendu, ici comme ailleurs, la plupart des projets.
A partir de 1765, et en quelques décennies, tout change [6].
Propriétaires des terrains, des communautés religieuses – les Mathurins, l’Hôtel-Dieu – sont à la recherche de revenus, notamment pour rénover et entretenir leurs bâtiments. Comme elles ne peuvent aliéner leurs propriétés – pour la plupart issues de donations – elles recourent à des baux emphytéotiques, conclus pour 99 ans. Ces baux permettent aux preneurs de construire et, comme ils peuvent les céder, de percevoir rapidement le gain de leur opération si leur approche est spéculative. Ils permettent aussi aux bailleurs, à leur terme, de retrouver la pleine possession de leur bien et la propriété des constructions [7].
Ces spéculations sont rendues possibles par la présence d’acquéreurs potentiels, en particulier d’une clientèle d’aristocrates, de financiers, d’artistes en quête de terrains pour y construire leurs hôtels particuliers, et qui élargissent leur champ de recherche au-delà des faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré, en voie de saturation.
Entre les deux, des financiers, à la recherche d’opportunités, sont prêts aux importantes mises de fond nécessaires pour acquérir les terrains, les aménager, les construire. Ces mises de fonds sont facilitées par un arrêt du Parlement du 18 août 1766, qui reconnaît aux entrepreneurs ou prêteurs la qualité de créanciers privilégiés en cas de faillite de leurs clients (sous réserve du dépôt des projets de construction près du Greffe de la Chambre des Bâtiments).
Entre les rues-faubourgs et les anciens chemins ruraux, déjà en partie urbanisés, vont alors se démultiplier des lotissements. Dès 1758-1761, Laborde, fermier général, acquiert des Mathurins, par bail emphytéotique, un terrain au sud du grand égout, venant arrondir ses propriétés de la Grange-Batelière et de la rue de Provence. Viendra après lui, Bouret de Vézelay, trésorier général de l’artillerie et du génie, pour un grand terrain compris entre la rue de la Chaussée-d’Antin et la rue d’Artois [rue Laffite]. S’engageront également un autre fermier général, Marin de la Haye, ou sur des surfaces plus modestes, des entrepreneurs (Sandrié des Fossés, Le Tellier) ou des architectes (Brongniart, Ledoux) qui lotissent à leur échelle. Les architectes se retrouvent aussi dans le rôle de concepteur de projets, et d’intermédiaires entre lotisseurs et clients. Ainsi Brongniart, lotisseur des terrains des rues de la Chaussée-d’Antin ou des Mathurins, est l’agent foncier et le dessinateur du plan du lotissement de la rue des Capucins [rue Joubert], pour le compte de Sainte-Croix. Au final, vingt lotissements seront réalisés entre 1769 et 1786 [8].
Ces lotissements entraînent l’ouverture de nombreuses voies nouvelles : les rues Thiroux (1772), de Caumartin (1779) et Sainte-Croix-d’Antin (1780) [toutes trois formant l’actuelle rue Caumartin] ; la rue Neuve-des-Capucins (1780) [rue Joubert] ; les rues Taitbout (1773-1775), de la Houssaye (1781), et des Trois-Frères (1777-1781) [toutes trois formant l’actuelle rue Taitbout] ; la rue Saint-Georges (1778-1779) ; la rue d’Artois (1770-1771) [rue Laffitte] ; la rue Chauchat (1779) ; la rue Buffault (1777-1782). Des chemins ruraux sont aussi alignés et élargis pour former des rues nouvelles, ainsi de la rue Chanterelle en 1776 [rue de la Victoire], ou de la rue des Mathurins en 1778 [9].
Le faubourg Poissonnière
Le faubourg Poissonnière prend son nom du vieux chemin de la marée – par lequel le poisson de mer arrivait aux Halles – qui le traverse du sud au nord. Ses limites, reportées sur le plan actuel, correspondent à la rue de Trévise (en incluant sa rive ouest), aux rues Bleue et de Paradis, à la rue du Faubourg-Saint-Denis, aux Grands Boulevards – territoire qui, sur le plan administratif, appartient alors au faubourg Saint-Denis [10].

La transformation du faubourg s’engage en 1755 quand les Petites-Ecuries du Roi, en charge des attelages de la maison du Roi, sont installées sur la rive ouest de rue du Faubourg-Saint-Denis [n° 63 et Cour des Petites-Ecuries]. La même année, la rue des Petites-Ecuries est ouverte sur le tracé du grand égout.
En 1762, le roi acquiert des terrains sur la rive ouest de la rue du Faubourg-Poissonnière pour y loger l’hôtel et les magasins de l’intendance des Menus Plaisirs du Roi. Ces bâtiments – dont la partie sud accueillera en 1784 l’Ecole royale de chant et de déclamation fondée par le baron de Breteuil [11] – seront construits entre 1763 et 1787 dans un périmètre que délimiteraient aujourd’hui, outre la rue du Faubourg-Poissonnière, les rues Bergère, du Conservatoire et Richer.
Sur l’autre rive de la rue du Faubourg-Poissonnière, c’est l’aliénation des terrains appartenant au couvent des Filles-Dieu qui va entraîner la multiplication des hôtels. Le domaine des Filles-Dieu s’inscrit dans un périmètre qui, reportées sur le plan actuel, correspondrait à la rue du Caire, à la rue Poissonnière puis du Faubourg-Poissonnière, à la rue de Paradis, à la rue Saint-Denis puis du Faubourg-Saint-Denis – mais seule la partie extra-muros nous intéresse ici. Ces terrains extra-muros sont acquis par l’homme d’affaires François Benoît de Saint-Paulle et l’architecte Claude-Martin Goupy. Ils seront lotis puis bâtis d’hôtels – qu’on voit très bien avec leurs jardins sur le plan de Jaillot (1775) – édifiés par les architectes Ledoux, Jean Vincent Barré, Jean-Charles Delafosse, Samson Nicolas Lenoir, Bélanger. Pour permettre ces lotissements, plusieurs voies seront autorisées par lettres patentes : en 1772, la rue de l’Echiquier, prolongeant la rue Bergère ; la rue de Hauteville, entre la rue Paradis et les Nouveaux Cours ; en 1783, la rue d’Enghien.
Jouxtant au nord le domaine des Filles-Dieu, les religieux de Saint-Lazare vont céder à leur tour des terrains à François Benoît de Saint-Paulle et Claude-Martin Goupy, qui construiront entre 1771 et 1773, rue du Faubourg-Poissonnière, la caserne des Gardes-Françaises dite de la Nouvelle-France [au n° 82, où se trouve actuellement une caserne de la Garde républicaine].
CARTES
Michel Huard, Atlas historique de Paris :
Cartes des XVIIe et XVIIIe siècles :
- Plan de Vassalieu, dit Nicolay (1609)
- Plan de Gomboust (1652)
- Plan de Jouvin de Rochefort (1672)
- Plan de Bullet et Blondel (1676)
- Plan de Delagrive (1728)
- Plan de Roussel (1730)
- Plan de Louis Bretez, dit Plan de Turgot (1739)
- Plan de Jaillot (1775)
- Plan de Verniquet (1790)
BIBLIOGRAPHIE
CHADYCH Danielle, LEBORGNE Dominique, Atlas de Paris. Evolution d’un paysage urbain, Paris, Editions Parigramme / Compagnie parisienne du livre, 1999, 199 p.
HILLAIRET Jacques, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Editions de Minuit, 1963, 3 vol.
LE MOEL Michel (sous la direction de), L’urbanisme parisien au siècle des Lumières, Paris, Action Artistique de la Ville de Paris, 1997, 229 p.
PINON Pierre, GULLON P., BONIFACE P, Lotissements spéculatifs et formes urbaines. Le quartier de la Chaussée-d’Antin à la fin de l’Ancien Régime, Nanterre, Ecole d’Architecture de Paris-La Défense, 1986, 257 p.
PINON Pierre, « La formation du IXe arrondissement. De la Chaussée d’Antin au Faubourg Poissonnière. Une mosaïque de fragments » in LUCAN Jacques (sous la direction de), Paris des faubourgs : formation, transformation, Paris, Pavillon de l’Arsenal / Picard, 1996, p. 20-33
NOTES
[1] PINON 1986, p. 7
[2] PRONTEAU Jeanne, « Des nouveaux quartiers aux plans d’ensemble » in LE MOEL 1997, p. 179
[3] PINON 1986, p. 7
[4] ROSTAING Aurélia, « Le faubourg Poissonnière » in LE MOEL 1997, p. 185
[5] PINON 1986, p. 8-9
[6] Pour tout ce qui suit, la source principale est PINON 1986 p. 6-10 et PINON 1996, p. 23-26
[7] PINON 1986, p. 104
[8] PINON 1996, p. 23
[9] Pour ce §, la source est HILLAIRET 1963 (aux articles des rues citées)
[10] Pour tout ce qui suit, la source principale est ROSTAING Aurélia, « Le faubourg Poissonnière » in LE MOEL 1997, p. 184-188 et CHADYCH 1999, p. 98-99
[11] HILLAIRET 1963, I p. 379
ILLUSTRATIONS
(1) Dessin de Jean-Baptiste Maréchal – Gallica BNF
(2) et (3) Plan de Jaillot (détails)
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5 réflexions sur “Le développement des faubourgs 1600-1790 (3/4)”
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