Le présent article, qui porte  sur la création de quartiers nouveaux intra-muros entre 1815 et 1850, est le deuxième d’un ensemble de trois articles qui visent à décrire la croissance de Paris entre 1790 et 1850, le premier traitant de la période 1790-1815 (1/3) et le dernier de la croissance de Paris extra-muros (3/3).

Au début de la Restauration, l’espace compris entre les grands boulevards et le mur des Fermiers Généraux n’est pas entièrement urbanisé. L’urbanisation des faubourgs a aligné les constructions le long des voies menant aux barrières, également le long des voies transversales qui les relient, en laissant vides de vastes espaces intermédiaires. Ces espaces sont occupés par des vergers, des terres de culture, des fermes où l’on élève des vaches [1], des pâtures dans la vallée de la Bièvre, quelques restes de l’immense vignoble d’autrefois dans les XIe et XIIe arrondissements actuels [2].

Plan de Maire : l’espace urbanisé (en rouge délavé) n’occupe vers 1820 qu’une partie de l’espace enfermé dans le Mur des Fermiers Généraux (aux limites du plan).

Au nord de Paris, ce sont ces espaces vides qui donneront naissance au nouveau quartier Poissonnière, au quartier Saint-Georges, à la Nouvelle Athènes, au quartier de l’Europe [3], tandis qu’à l’ouest, entre la Seine et les Champs-Elysées, des terrains vagues seront à l’origine du quartier François Ier.

Les acteurs de l’urbanisation

Les pouvoirs publics

La création de ces quartiers nouveaux naîtra de l’initiative de promoteurs privés. « Pour l’extension de Paris, la création de rues nouvelles, de quartiers neufs, [le préfet Chabrol de Volvic] était convaincu que l’administration avait tout intérêt à faire appel à des compagnies privées. » Dès août 1821, il exprime le souhait que « les spéculations et l’intérêt des compagnies viennent au secours de l’Administration » [4].

Vue de l’Hôtel-de-Ville de Paris, dessin de Christophe Civeton (1819)

Cette position s’explique principalement par l’insuffisance des ressources de la Ville, limitées aux produits de l’octroi, qu’aggravent les difficultés financières héritées de l’Empire [5]. Elle n’entraîne cependant pas un total laisser-faire. Comme l’ouverture de toute voie publique nouvelle suppose l’autorisation des pouvoirs publics, ceux-ci disposent du moyen juridique d’imposer aux lotisseurs le respect d’un ensemble de prescriptions relatives à l’éclairage, à la largeur des voies, à la hauteur des bâtiments, au pavage des rues, à la construction de trottoirs. Ils sont aussi en capacité d’imposer aux lotisseurs, outre l’obligation qui leur est faite de céder gratuitement à la Ville l’emprise des voies nouvelles, des tracés garantissant leur intégration au réseau viaire existant.

« L’ensemble de ces obligations [avait] d’autant plus de force que leur respect conditionnait la réception [des nouvelles rues] par l’administration et leur classement comme voies publiques, et que ce classement seul transférait à la Ville la charge de l’entretien d’une voie nouvelle. [6]»

Les promoteurs privés

Pour chacun des nouveaux quartiers, l’initiative émanera d’un petit nombre de promoteurs, généralement réunis en société : l’opération du nouveau quartier Poissonnière est lancée en 1821 par André et Cottier, Laffitte, Constantin, Lenoir ; celle du quartier François Ier en 1822, par les époux Bareau, Caprou, Constantin et Brack ; celle du quartier Saint-Georges, en 1823, par Constantin, Dosne, Sensier et Loignon ; celle du quartier Nouvelle Athènes, par Lapeyrière et Constantin, en société plus tard avec Rougevin ; celle du quartier de l’Europe, par Hagerman et Mignon, qui commencent indépendamment à acquérir des terrains dans la plaine des Errancis et celle de l’Epine, avant de conclure entre eux une convention, en 1824 [7].

Les professions de ces lotisseurs sont banquier (André et Cottier, Laffitte, Hagerman), receveur général des finances (Dosne, Lapeyrière), architecte (Constantin, Rougevin), entrepreneur des serrureries et bâtiments du roi (Mignon), ancien notaire (Cottin, Sensier), officier supérieur de cavalerie (Brack), propriétaire (Loignon). Certains apparaissent dans plusieurs opérations, dont Constantin, le plus actif, cité ici quatre fois.

La constitution par ces lotisseurs de vastes emprises foncières est facilitée par l’existence de grandes propriétés, souvent d’anciens biens nationaux. Ainsi, le lotissement du nouveau quartier Poissonnière s’appuie sur l’ancien enclos Saint-Lazare (20,5 ha, ancien bien national). Le lotissement du quartier Saint-Georges s’effectue sur le Jardin Ruggieri (1,1 ha) et les terrains avoisinants. Le lotissement du quartier de l’Europe se fait en partie sur l’emplacement d’une propriété dite de Tivoli (6,35 ha), ancien bien national et jardin public depuis 1795.

Au-delà de ces grandes propriétés, les lotisseurs multiplieront les achats de terrains pour élargir leurs emprises, sans parvenir toujours à leurs fins, du fait de l’existence des parcelles déjà construites le long des voies existantes, et aussi de la résistance de certains propriétaires qui refuseront toute transaction.

Les compagnies de chemin de fer

Le début du XIXe siècle voit apparaître un nouvel acteur : les compagnies de chemin de fer. La volonté d’installer les têtes de ligne au plus près des pôles d’activité centraux pour « afficher aux yeux de tous la modernité du nouveau mode de déplacement, mais aussi ne pas gaspiller l’un des principaux atouts du chemin de fer – la rapidité [8]» conduit les compagnies à acquérir, par des ventes amiables ou des expropriations, des terrains intra-muros pour y implanter les voies et y bâtir leurs embarcadères. Par l’ampleur de leur emprise, ces acquisitions remodèlent profondément les quartiers.

Vue du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, point de départ Place de l’Europe, estampe de Jean-Baptiste Arnout (1788-1865).

Le nouveau quartier Poissonnière

En 1821, André et Cottier constituent, avec Constantin, Lafitte et Lenoir, représentant le duc de Bassano, une société en participation en vue de créer un nouveau quartier Poissonnière [9].

Entre les rues du Faubourg-Poissonnière et du Faubourg-Saint-Denis, le faubourg Poissonnière s’est urbanisé au XVIIIe siècle depuis les Grands Boulevards jusqu’aux limites méridionales de l’enclos Saint-Lazare (voir Le développement des faubourgs 1600-1790 (3/4)). Au début de la Restauration, cet enclos – dont l’origine remonte au XIIe siècle – se présente comme un vaste terrain entouré de murs, qui s’étend au nord depuis la rue de Chabrol, ouverte en 1822, jusqu’aux abords du mur des Fermiers Généraux [boulevard de la Chapelle]. Propriété, avant la Révolution, des religieux de la Maison Saint-Lazare [établis à l’emplacement de l’actuelle Médiathèque Françoise Sagan], il était devenu, comme bien national, propriété de la Ville de Paris [10].

André et Cottier acquièrent les terrains de l’enclos et font élaborer un plan de lotissement qui se construit sur deux axes. Le premier est la rue de Hauteville, ouverte entre 1772 et 1792 entre le boulevard de Bonne-Nouvelle et la rue Paradis-Poissonnière [rue de Paradis], qu’il s’agit de prolonger vers le nord. Le second est la route d’Allemagne [avenue Jean-Jaurès], prolongée en 1768 en ligne droite depuis le carrefour de la rue de Meaux jusqu’à la rue du Faubourg-Saint-Martin, et qu’il s’agit de prolonger à nouveau jusqu’à la rue du Faubourg-Poissonnière sous le nom de rue Charles X [avenue Lafayette]. A l’intersection de ces deux axes, le plan prévoit de créer une place hexagonale [ce sera la place Franz-Liszt], surmontée d’une église [ce  sera Saint-Vincent-de-Paul], bâtie sur deux buttes préexistantes.

Plan Andriveau-Goujon (1845) : détail montrant le Nouveau Quartier Poissonnière.

Ce plan prévoit également l’ouverture de plusieurs rues : une rue transversale dite rue de l’Abattoir [rue de Dunkerque] parce qu’elle se dirigeait vers l’abattoir de Montmartre ; la rue de la Barrière du Nord [entre la rue du Faubourg-Poissonnière et la rue Saint-Quentin, absorbée par le boulevard Magenta] ; la rue du Chevet-de-l’Eglise [rue de Belzunce] ; la rue des Jardins-Poissonnière [rue Rocroy] ; la rue du Gazomètre [rue d’Abbeville], destinée à rejoindre l’usine à gaz [n° 129 de la rue du Faubourg-Poissonnière] ; la rue du Delta [rue de Valenciennes] ; la rue de la Barrière Saint-Denis [boulevard de Denain] ; la rue des Magasins [rue Saint-Quentin] ; la rue des Petits-Hôtels.

Après que le plan du quartier est approuvé par ordonnance royale le 31 janvier 1827, le succès n’est pas immédiat. La société, qui ne peut revendre que le cinquième de ses acquisitions, se déclare en faillite en 1830 [11]. Le lotissement doit ensuite sa transformation rapide au voisinage des deux grandes gares du Nord (1846) et de l’Est (1849). Au nord de la rue de l’Abattoir [rue de Dunkerque] subsistera toutefois un terrain inhabité et non viabilisé en raison de vastes fondrières et de trous de carrière, jusqu’à la construction de l’hôpital Lariboisière (1854).

Le quartier François Ier

En 1822, Brack, ancien colonel de la Grande Armée, fonde avec l’architecte Constantin, les époux Bareau et les époux Caprou, la Société des Champs-Elysées, en vue de lotir le triangle compris entre le Cours-la-Reine [aujourd’hui, sur cette partie, Cours-Albert‑Ier], l’Allée-des-Veuves [avenue Montaigne] et l’avenue d’Antin [avenue Franklin-Roosevelt].

Le quartier des Champs-Elysées est, depuis que les troupes russes puis anglaises y ont établi leur campement – à deux reprises, entre mars 1814 et janvier 1816 – à l’état d’abandon. Le Mémoire sur l’embellissement des Champs-Elysées et les avantages que le Gouvernement et la population parisienne doivent en retirer le décrit ainsi en 1835 : « C’est, tour à tour, en hiver, le désagrément de la boue ; en été, celui de la poussière ; en toutes saisons, après les moindres pluies, ce sont des fossés remplis d’eau fangeuse qui font que l’air est vicié et sont cause de mille accidents. Sous les arbres et dans les carrés, c’est une malpropreté révoltante. La nuit, personne n’ignore que ce lieu est le refuge honteux des hommes comme des femmes de mauvaise vie, et bien souvent aussi celui des malfaiteurs… » [12].

De fait, les terrains acquis par la Société sont des terrains vagues, en bordure de Seine, que n’a pas encore atteint la croissance de la ville vers l’ouest.

Plan Andriveau-Goujon (1845) : détail montrant le Quartier François Ier.

Le plan de lotissement prévoit l’ouverture de deux rues : les rues Bayard et Jean-Goujon, dont l’intersection forme la place François Ier (la rue François-Ier ne sera percée qu’en 1861). Afin de donner une identité au quartier, le colonel Brack fait transporter, pierre par pierre, depuis Moret-sur-Loing, le portique d’une maison Renaissance, bâtie par un riche notable de l’endroit, Nicolas Chabouillé, contrôleur des deniers communs. Ce portique décorera l’hôtel destiné à Mlle Mars – qui serait aujourd’hui situé à l’angle du cours Albert-Ier et de la rue Bayard [13].

L’hôtel sera revendu avant même qu’elle ait eu le temps de l’habiter, et les terrains ne trouveront pas preneur. Le 13 décembre 1833, le journal Le voleur écrit : « La charrue sillonne aujourd’hui aux Champs-Elysées les vastes terrains sur lesquels on voulait, il y a quelques années, construire le quartier dit de François Ier. Cette circonstance, si l’agriculteur peut s’en réjouir, est affligeante en revanche pour les arts et plus encore pour les propriétaires de ces terrains [14] ».

Maison dite de François 1er, au coin de la rue Bayard, dessin (1860).

En 1850, on comptait, outre la maison François Ier, « six autres immeubles dans les rues Jean-Goujon et Bayard. Deux conçues pour des habitations bourgeoises, mais qui en fait avaient été divisées en garnis loués à des artisans. Les quatre autres étaient des maisons de rapport destinées à des ouvriers […] Ce lotissement François Ier, originellement prévu pour recevoir une habitation élitiste, s’était donc orienté, pendant plus de quarante ans, vers un type de logement ouvrier ou artisanal. [15]»

Il faudra attendre la seconde moitié du siècle pour que tout change. Entre 1850 et 1870, dans un quartier désormais devenu à la mode, s’élèveront les hôtels particuliers que bâtiront de grands industriels et des membres de l’aristocratie d’Empire – dont le prince Jérôme Bonaparte qui fera édifier, à l’emplacement actuel du n° 18 de l’avenue Montaigne, la Maison pompéienne, que fréquenteront, entre 1860 et 1866, Rachel, Théophile Gautier, Sainte-Beuve, Mérimée…

Le quartier Saint-Georges et la Nouvelle Athènes

Dès 1819, une opération privée est lancée par Lapeyrière, receveur général du département de la Seine, qui a résolu de lotir le secteur compris entre les rues de La Rochefoucauld, de la Tour-des-Dames, Blanche et Saint-Lazare. Associé à l’architecte Constantin, il fait bâtir un ensemble de maisons particulières entourées de jardins, qui prend le nom de « Nouvelle Athènes », habitée dès cette époque par de nombreuses personnalités du monde des arts et de la politique : Mlle Mars, au n° 1 de la rue de la Tour-des-Dames ; Mlle Duchesnois, comédienne, au n° 3 ; le peintre Horace Vernet au n° 5 ; le peintre Paul Delaroche au n° 7 ; le tragédien Talma au n° 9 [16].

A proximité immédiate, le quartier Saint-Georges se constitue au-delà de la Chaussée-d’Antin, dans un périmètre bordé par la rue Saint-Lazare au sud, les rues de la Rochefoucauld et Jean-Baptiste-Pigalle à l’ouest, le mur des Fermiers Généraux [boulevard de Clichy] au nord, la rue des Martyrs à l’est.

Plan Andriveau-Goujon (1845) : détail montrant le Quartier Saint-Georges.

« D’après les plans parcellaires du fief de Montmoyen, ce territoire comportait des terrains non bâtis d’assez grande étendue, entourés de maisons longeant les rues, dans la première moitié du XVIIIe siècle. Il reste presque inchangé jusqu’à la veille du lotissement, à ceci près que de nouveaux hôtels particuliers apparaissent sur la rue de la Rochefoucauld. [17]»

Ces terrains seront urbanisés, non par un seul acteur, mais par plusieurs dizaines, ce qui explique la complexité de l’histoire du quartier à sa naissance et l’absence d’unité morphologique de ses rues, « chaque rue (ou ensemble de rues) [étant] destinée à la desserte des parcelles produites par le lotissement des propriétés de chaque lotisseur [18]».

Ces acteurs se démultiplient d’autant plus que la plupart disposent de capitaux restreints, ce qui les conduit à limiter leurs interventions et à rechercher des prises rapides de bénéfices. Ainsi, certaines propriétés sont loties en partie puis cédées, pour le reste, à d’autres lotisseurs. Et la plupart des lotisseurs vendent les lots à bâtir, la construction étant réalisée par d’autres acteurs avant la livraison finale des immeubles à leurs propriétaires [19].

Parmi les lotisseurs, l’architecte Constantin occupe toutefois une place particulière, en raison du volume des achats qu’il réalise d’abord en son nom propre, puis au nom de la Société des terrains Ruggieri et Saint-Georges, qu’il constitue le 1er avril 1823 avec Sensier, ancien notaire, Dosne, ancien agent de change près la Bourse de Paris, et Loignon, propriétaire (Constantin se retirera toutefois de la société le 10 janvier 1827 en transférant ses droits à Dosne) [20]. Entre 1820 et 1824, Constantin et ses associés réalisent 14 acquisitions (dont 7 pour la seule année 1822), ces achats étant complétées en 1828, 1834 et 1835. Ces acquisitions leur permettent de disposer d’un volume suffisant de terrains pour y ouvrir un ensemble de voies nouvelles. Sont ainsi percées la rue Notre-Dame-de-Lorette  prolongeant la rue du Faubourg-Montmartre au nord de la rue Saint-Lazare ; la rue Neuve-Saint-Georges [rue Saint-Georges aujourd’hui], prolongeant la rue Saint-Georges ; la rue La Bruyère. Au centre de ces terrains est créée une place, la place Saint-Georges, bordée de parcelles de grande dimension destinées à recevoir des hôtels – place qu’on aurait pu attendre à la convergence des voies nouvelles, dans un plan en étoile, et qui l’aurait été en effet si le refus de la propriétaire des terrains concernés n’avait empêché de prolonger la rue Saint-Georges en ligne droite.

« Plan du quartier neuf St Georges. Chaussée d’Antin. Terreins à vendre. S’adresser à Mr Visconti, architecte, rue Ventadour, n° 11… Haudebourt, architecte, rue Godot, n° 1. »

D’une façon générale, les acquisitions de terrains n’auront pas été sans problème. « L’opération dut être démarrée avant que l’acquisition de tous les emplacements nécessaires à la réalisation de la conception totale du lotissement fût achevée, sans garantie formelle pour l’acquisition du reste des emplacements, et ceci avec l’autorisation de l’Etat […] L’acquisition des terrains n’a été effectuée que pour le percement de la rue Neuve-Saint-Georges et des parties des rues La Bruyère et Notre-Dame-de-Lorette entre la place Saint-Georges et la rue La Rochefoucauld […] Le percement de la dernière portion de la rue Notre-Dame-de-Lorette aboutissant à la rue du Faubourg Montmartre, abandonné par la Cie Saint-Georges, devait être repris par Pène, soumissionnaire de la ville de Paris en 1834. Le prolongement de la même rue jusqu’à la Barrière Blanche a été effectué par la Cie Saint-Georges jusqu’à la rue de Pigalle, et par un autre entrepreneur pour le reste. [21]»

Aux côtés de la Société des terrains Ruggieri et Saint-Georges, les autres lotisseurs sont des gens du bâtiment (architectes, entrepreneurs de bâtiments et entrepreneurs de maçonnerie), des professions financières (receveurs généraux des finances, banquiers, payeurs du trésor royal et anciens agents de change), des propriétaires, des anciens notaires… [22], qui profitent de la dynamique créée par la Société et de la forte demande de terrains portée par la conjoncture.

Cette dynamique affecte tout le quartier, jusqu’au mur des Fermiers Généraux, et permet ainsi d’ouvrir et de lotir dans les années 1830 un ensemble de rues situées plus au nord : les rues Navarin, Neuve-Bréda [rue Clauzel] Bréda [rue Henri-Monnier] – ces deux dernières rues issues d’un ancien passage qui reliait en retour d’équerre la rue des Martyrs et la rue Montmorency-Laval [rue Victor Massé] (ouverte en 1777)  [23].

Cette dynamique est aussi portée par le succès des opérations menées. En dépit de la crise économique de 1826 qui suspend un temps ces opérations, le quartier est entièrement bâti en 1838 [24].

Le quartier de l’Europe

Le quartier de l’Europe va naître du lotissement, par Mignon et Hagerman, des terrains de la plaine des Errancis, inscrite à l’intérieur d’un rectangle formé par la rue Saint-Lazare au sud, la rue du Rocher à l’ouest, le mur des Fermiers Généraux au nord [boulevard des Batignolles], la rue de Clichy à l’est. Dans la même opération, Mignon et Hagerman vont également lotir des terrains situés dans la plaine de l’Epine, à l’ouest de la rue du Rocher, jusqu’à la rue Valois-du-Roule [partie de la rue de Monceau comprise entre les rues de Courcelles et du Rocher].

Plan de Maire (1821) : détail montrant la plaine des Errancis et la plaine de l’Epine.

Au début des années 1810, ces deux plaines sont encore largement vides de constructions. Des parcelles plus ou moins densément construites bordent, sur leurs deux côtés, les rues de Clichy, du Rocher et des Errancis [les deux formant l’actuelle rue du Rocher], de Courcelles et de Chartres [les deux formant l’actuelle rue de Courcelles]. Entre ces extensions urbaines et les reliant, sont également bâties les rues de la Pépinière et Saint-Lazare, la rue des Grésillons [rue de Laborde] et la rue de la Bienfaisance, ainsi que, sur sa rive sud-est, la rue de Valois-du-Roule [rue de Monceau] [25]. Mais, entre ces rues, se déploient de vastes terrains pour la plupart agricoles ou en friche [26]. Fait exception la « folie Boutin », sur une superficie de 63 536 m², au voisinage du carrefour des rues Saint-Lazare et de Clichy. Cette « folie », construite et aménagée à partir de 1766 par Boutin, trésorier général de la Marine, confisquée comme bien national sous la Révolution, est convertie depuis 1795 en parc d’attractions sous le nom de Tivoli [27].

Sur ces vastes terrains, s’engage en 1821 une première opération d’envergure : le marquis Louis-Denis-Hyacinte-Joseph de Thieffries-Beauvois acquiert, de plusieurs propriétaires, 81 057 m² dans la plaine des Errancis – et aussi 8 546 m² dans la plaine de l’Epine – et esquisse un projet de lotissement que sa mort, la même année, interrompt [28].

Deux lotisseurs vont prendre le relais, dont chacun agit d’abord séparément.

Entre 1821 et 1824, 285 745 m² sont, au terme de 39 transactions, acquis par Sylvain Mignon, entrepreneur des serrureries et bâtiments du roi ; et 178 852 m² par Jonas Hagerman, banquier, au terme de 13 transactions, dont l’une en 1821 le rend propriétaire du jardin de Tivoli, et une autre en 1823 des terrains de la succession de Thieffries-Beauvois [29].

« Considérées dans leur ensemble, les acquisitions de Mignon dans les plaines de l’Epine et des Errancis dénotent la volonté d’y constituer une emprise d’un seul tenant la plus vaste possible, et de la régulariser en en éliminant les enclaves de propriétés étrangères […] En revanche, se concentrant particulièrement au voisinage de Tivoli, entre ce jardin et les rues Saint-Lazare et de Clichy, ou en bordure de cette dernière, la succession des acquisitions d’Hagerman concourent moins à régulariser une emprise d’ensemble qu’à multiplier les débouchés vers les rues existantes pour Tivoli – et ainsi pour les terrains enclavés à l’arrière de la “croûte” de parcelles bâties bordant ces rues. [30]»

Ces stratégies différentes, les deux spéculateurs, dont les possessions finissent par couvrir la quasi-totalité des deux plaines, ne peuvent aisément les mettre en œuvre en raison de l’imbrication de leurs terrains. Aussi conviennent-ils de s’allier, en établissant un projet de lotissement et en concluant le 29 octobre 1824, par un acte sous seing privé, des conventions qui portent « essentiellement sur trois objets : fixer la participation de chacun aux frais et charges d’aménagement des voies à ouvrir ; organiser pour la plaine des Errancis un remembrement attribuant à chacun des îlots aussi complets que possible ; prévoir l’adaptation des clauses précédentes aux éventuelles exigences de la Ville. La collaboration est ainsi nettement délimitée : à la différence d’autres opérations contemporaines, aucune forme de société n’est créée ; le remembrement laisse chacun libre d’aménager comme il l’entend les terrains qui lui échoient […] [31]»

Le projet de lotissement, soumis à la Ville dès le mois de décembre 1823, prévoit, dans la plaine des Errancis, l’ouverture d’un ensemble de rues, sur un plan en étoile formé autour d’une place [l’actuelle place de l’Europe]. Une première diagonale relie la barrière de Monceau au croisement des rues Saint-Lazare et de la Chaussée-d’Antin [ce sont les actuelles rues de Constantinople et de Londres]. Une seconde diagonale relie la barrière de Clichy au carrefour des rues de la Bienfaisance et du Rocher [les actuelles rues de Saint-Pétersbourg et de Vienne]. L’étoile  est complétée par deux médianes : l’une, est-ouest [les actuelles rues de Liège et de Madrid] ; l’autre nord-sud, orientée vers une église à bâtir aux abords du mur des Fermiers Généraux [cette médiane a été effacée par la tranchée du chemin de fer] [32].

Plan de Maire (1828) : détail montrant le Quartier de l’Europe.

Cette figure en étoile est recoupée par la rue d’Amsterdam, ouverte depuis la barrière de Clichy jusqu’à la rue Saint-Lazare, et par trois voies rectilignes est-ouest : la première, au nord, devait assurer la liaison avec la barrière Blanche [sur le tracé des actuelles rues de Bruxelles, de Florence et Larribe], la seconde avec la barrière de Montmartre [sur le tracé des actuelles rues de Naples et de Bucarest], la dernière prolongeant la rue de la Bienfaisance [sur le tracé actuel de la rue de Stockholm et de l’impasse d’Amsterdam].

Dans la plaine de l’Epine, le projet de lotissement prévoit, dans le triangle formé par les rues Valois-du-Roule [rue de Monceau], Rocher et de la Bienfaisance, des voies orthogonales, dont le quadrillage se règle sur l’abattoir du Roule, bâti en 1810 dans un rectangle formé par l’avenue de Munich [sur le tracé du boulevard Haussmann], les rues de Plaisance [rue de Téhéran], de la Bienfaisance et de Miromesnil [33].

Le plan annexé à l’ordonnance royale du 2 février 1826, qui autorise l’ouverture des rues, ne porte pas de différence majeure avec le projet présenté par les lotisseurs sur les tracés qui viennent d’être décrits [34] même si, au terme d’une procédure qui dure plus de deux ans, demeurent en suspens des questions telles que l’ouverture du « boulevard de l’Europe » (qui ne sera réalisée qu’à partir de 1854, dans un tout autre contexte, et sous le nom de Malesherbes), projet très ancien visant à offrir, au débouché de la rue Royale, un dégagement symétrique à celui des boulevards de part et d’autre de la Madeleine et pour lesquels les lotisseurs refusent de céder gratuitement les terrains à la Ville [35].

Sur la base de l’ordonnance, dès juin 1826, Mignon et Hagerman font procéder à l’exécution d’une grande masse de travaux en terrasse et à l’ouverture de premières rues. Mais l’ouverture des rues restera longtemps incomplète. « Une première raison en est que les lotisseurs ne maîtrisent pas l’emprise complète des voies projetées et que la délibération municipale du 11 septembre 1824 a dénié à celles-ci un caractère d’utilité publique suffisant pour justifier l’octroi d’un droit d’expropriation – soumettant ainsi les lotisseurs, pour l’acquisition de terrains bloquant la réalisation de tracés projetés, au bon vouloir de leurs possesseurs. Par suite, plusieurs rues autorisées resteront de longues années à l’état d’impasses […]. D’autre part, d’un commun accord, les lotisseurs n’ouvrent les rues qu’à mesure qu’elles leur sont utiles pour signifier la naissance du quartier ou (surtout) pour engager la vente de lots à bâtir. [36]»

Les ventes de Mignon puis, après sa mort en 1829, celles de ses héritiers, se réalisent lentement et tendent essentiellement « à continuer la croissance des faubourgs de la Petite-Pologne [la Petite-Pologne s’étendait entre les rues de la Bienfaisance, du Rocher, de la Pépinière et de Miromesnil] et de la rue du Rocher, telle qu’elle s’opérait avant le lotissement [37]», la taille et la localisation des lots vendus répondant à la demande. Hagerman, de son côté, met en œuvre un programme de mise en valeur progressive des terrains de Tivoli – entre les rues Saint-Lazare, d’Amsterdam, de Milan (percée en 1831) et de Clichy [38] – où il réalise dès 1825 plusieurs ventes. Dans les deux cas, les lots sont à bâtir, sauf quelques rares exceptions.

En 1835, de vastes terrains restent toutefois inexploités et plusieurs voies ne sont pas ouvertes, comme s’en plaint Rambuteau écrivant à Hagerman et aux héritiers Mignon : « L’ordonnance royale du 2 février 1826 vous a autorisés à ouvrir sur vos terrains de Tivoli et des Errancis plusieurs rues conformément à un plan que vous avez proposé vous-mêmes. Plusieurs de ces rues ont été ouvertes, mais il en est d’autres telles que les rues de Bruxelles [sur le tracé des actuelles rues de Bruxelles, de Florence et Larribe], de Hambourg [sur le tracé des actuelles rues de Naples et de Bucarest], de Gênes, de Florence [au nord de la place de l’Europe, toutes deux effacées par la tranchée du chemin de fer], de Saint-Pétersbourg, de Plaisance [rue de Téhéran] et de Lisbonne qui ne sont même pas encore tracées sur vos terrains. […] [39]».

Certaines de ces rues ne le seront jamais, l’irruption du chemin de fer venant bouleverser le plan initial du lotissement après la décision d’implanter d’abord au sud de la place de l’Europe en 1837 puis sur la rue Saint-Lazare en 1840 le débarcadère de la ligne de Paris à Saint-Germain. « Le chemin de fer de Paris à Saint-Germain, contournant par l’ouest et le nord les agglomérations de Courbevoie et de Neuilly-sur-Seine, traversant la Seine au sud-ouest d’Asnières, arrivait vers Paris par les Batignolles, y pénétrait à mi-chemin entre les barrières de Clichy et de Monceau et traversait depuis le mur des Fermiers Généraux jusqu’au fond des parcelles de la rue Saint-Lazare, le territoire du lotissement de l’Europe, coupant en deux par la tranchée des voies les terrains de la plaine des Errancis en passant par la place de l’Europe. [40]»

La Place de l’Europe aujourd’hui, comme un pont suspendu au-dessus des voies de chemins de fer de la gare Saint-Lazare.

Dès lors, les quartiers est et ouest vont se développer de manière autonome. De nouvelles rues seront ouvertes : la rue de Rome (1859) à l’ouest ; les rues de Moscou (1840) et de Turin (1849) à l’est. Mais il faudra attendre la fin du Second Empire, après 1865, pour que le quartier de l’Europe connaisse une première vraie fièvre de construction [41].

CARTES

Michel Huard, Atlas historique de Paris :

Cartes du XIXe siècle :

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PRONTEAU Jeanne, « Construction et aménagement des nouveaux quartiers de Paris (1820-1826) », in Histoire des entreprises, n° 2, novembre 1958

ROULEAU Bernard, Paris. Histoire d’un espace, Paris, Editions du Seuil, 1997, 492 p.

SUZUKI Takashi, Construction de quartiers nouveaux à Paris dans la première moitié du XIXe siècle. Lotissement du quartier Saint-Georges, Thèse de 3ème cycle sous la direction de Louis Bergeron, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1980, 2 vol.

TERADE Annie, La formation du quartier de l’Europe à Paris, Thèse de doctorat sous la direction de Pierre Pinon, Université de Paris VIII, 2001, 2 vol. (lire en ligne)

TERADE Annie, « Le nouveau quartier de l’Europe à Paris : acteurs publics, acteurs privés dans l’aménagement de la capitale », in Histoire urbaine, août 2007, n° 19, p. 11-29 (lire en ligne)

NOTES

[1] TERADE 2001, I p. 101

[2] ROULEAU 1997, p. 299

[3] TERADE 2001, I p. 37

[4] TERADE 2001, I p. 28 citant PRONTEAU 1958

[5] TERADE 2001, I p. 29

[6] TERADE 2001, I p. 36

[7] Ce § et les deux suivants ont pour source SUZUKI 1980, I p. 59-62

[8] TERADE 2001, I p. 47

[9] TERADE 2001, I p. 151

[10] Ce § et les deux suivants ont pour source BEAUMONT-MAILLET 1988-1991, p. 52-54

[11] CHADYCH 1999, p. 137

[12] Cité in MUNIER 1989, p. 29.

[13] HILLAIRET 1963, I p. 70 (cours Albert-Ier)

[14] Cité in MUNIER 1989, p. 54

[15] MUNIER, p. 63

[16] CENTORAME 2000, p. 81

[17] SUZUKI 1980, p. 83

[18] SUZUKI 1980, p. 87

[19] Pour une analyse détaillée des différents acteurs et de leurs modes d’intervention, voir SUZUKI 1980, « 3ème partie : mécanisme d’opération du quartier Saint-Georges ».

[20] SUZUKI 1980, p. 83 à 85

[21] SUZUKI 1980, p. 121 et 123

[22] SUZUKI 1980, p. 213

[23] HILLAIRET 1963, I p. 631 (rue Henri-Monnier)

[24] ROULEAU 1997, p. 298

[25] TERADE 2001, I p. 91

[26] TERADE 2001, I p. 101

[27] TERADE 2001, I p. 94

[28] TERADE 2001, I p. 107

[29] TERADE 2001, I p. 122 à 135

[30] TERADE 2001, I p. 142

[31] TERADE 2007, p. 13

[32] TERADE 2007, p. 14 (carte)

[33] HILLAIRET 1963, I p. 623 (boulevard Haussmann)

[34] TERADE 2007, p. 19 (carte)

[35] TERADE 2001, I p. 170-172

[36] TERADE 2007, p. 21

[37] TERADE 2001, I p. 233

[38] TERADE 2007, p. 23 (cartes)

[39] Lettre du 25 août 1835 de Rambuteau à Hagerman et aux héritiers Mignon, citée in TERADE 2001, I p. 358

[40] TERADE 2001, I p. 380

[41] TERADE 2001, I p. 72

ILLUSTRATIONS

(1) (9) Plan de Maire (1821) – Bibliothèque Nationale de France

(2) Dessin de Christophe Civeton – Gallica BNF

(3) Estampe de Jean-Baptiste Arnout – Gallica BNF

(4) (5) (7) Plan de Andriveau-Gougon, détails

(6) Maison dite de François Ier, dessin anonyme – Gallica BNF

(8) Plan neuf du quartier Saint-Georges – Bibliothèque Historique de la Ville de Paris

(10) Plan de Maire (1828), détail

(11) Vue Google Maps

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2 réflexions sur “La croissance de Paris 1790-1850 (2/3)

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